VI
L’ART DE SE FAIRE DES ENNEMIS
Le lendemain, Madrid s’éveilla au bruit de l’incroyable nouvelle. Charles Stuart, le rejeton du léopard anglais, lassé de la lenteur des négociations matrimoniales avec l’infante Dona Maria, sœur de notre roi Philippe IV, avait conçu avec son ami Buckingham ce projet aussi insensé qu’extraordinaire : se rendre incognito à Madrid pour faire connaissance avec sa fiancée et transformer en chevaleresque roman d’amour le froid jeu diplomatique qui s’éternisait depuis des mois dans les chancelleries. Le mariage entre le prince anglican et la princesse catholique était devenu un inextricable imbroglio auquel étaient mêlés ambassadeurs, diplomates, ministres, gouvernements étrangers et jusqu’à Sa Sainteté le pape qui devait autoriser l’union et qui essayait naturellement de tirer parti de l’aubaine. Si bien que, lassé de faire le pied de grue – si tant est qu’il y eût des grues chez ces maudits Anglais –, l’imagination juvénile du prince de Galles, soutenu par Buckingham, avait décidé de couper court à ces lenteurs. Ils avaient alors conçu tous les deux cette aventure hasardeuse, convaincus que se rendre en Espagne sans tambour ni trompette vaudrait au prince de conquérir sur-le-champ la jeune infante et de l’emmener en Angleterre, sous les regards ébahis de l’Europe tout entière et sous les applaudissements des peuples espagnol et anglais.
À peu de chose près, l’essentiel de leur plan était celui-là. Après s’y être opposé, Jacques Ier avait fini par donner sa bénédiction aux deux jeunes gens et les avait autorisés à se mettre en route. Tout compte fait, si pour le vieux roi les risques de l’entreprise étaient grands – un accident, un échec ou le déplaisir des Espagnols risquaient de ternir l’honneur de l’Angleterre –, les avantages d’une fin heureuse l’emportaient encore. En premier lieu, que son fils eût comme beau-frère le monarque de la nation encore la plus puissante du monde n’était pas rien. Ensuite, ce mariage, désiré par la cour d’Angleterre mais accueilli avec froideur par le comte d’Olivares et les conseillers ultra catholiques du roi d’Espagne, mettrait fin à la vieille inimitié qui séparait les deux nations. N’oubliez pas que trente ans à peine s’étaient écoulés depuis la défaite de l’Invincible Armada. Vous connaissez la suite : un coup de canon par-ci, un coup de roulis par-là, et à l’abordage, sans compter le bras de fer fatal entre notre bon roi Philippe II et cette harpie aux cheveux roux qui avait pour nom Elisabeth d’Angleterre, bienfaitrice des protestants, des fils à putain et des pirates, plus connue sous le nom de Reine vierge, encore qu’on ait eu du mal à imaginer de qui ou de quoi. Bref, un mariage entre le jeune hérétique et notre infante – qui, sans être Vénus, avait du charme, comme le montrent les tableaux peints par Diego Velázquez un peu plus tard, jeune et blonde, une vraie dame, avec la lèvre charnue des Autrichiens – ouvrirait pacifiquement à l’Angleterre les portes du commerce avec les Indes occidentales, lui retirant du même coup cette épine dans le pied qu’était la question du Palatinat. Mais je m’arrête là. Les manuels d’Histoire vous en diront plus que moi.
Telle était donc la donne cette nuit-là, alors que moi je dormais à poings fermés sur ma paillasse de la rue de l’Arquebuse, ignorant tout de ce qui se tramait, à mille lieues de soupçonner que le capitaine Alatriste passait une nuit blanche, une main sur la crosse de son pistolet, son épée à portée de l’autre, dans une chambre de service du comte Guadalmedina. Quant à Charles Stuart et à Buckingham, ils furent logés avec tous les honneurs et toutes les commodités chez l’ambassadeur d’Angleterre. Le lendemain, quand la nouvelle se répandit et alors que les conseillers de Sa Majesté, le comte d’Olivares à leur tête, tentaient de trouver une issue à cet imbroglio diplomatique, les Madrilènes accoururent en foule devant la Maison aux sept cheminées pour acclamer l’audacieux voyageur. Charles Stuart était ardent et optimiste. Il venait de fêter ses vingt-deux ans et, avec la fougue de la jeunesse, il était aussi sûr du pouvoir de séduction de son geste que de l’amour d’une infante qu’il n’avait encore jamais vue. En outre, il était convaincu que les Espagnols, fidèles à leur réputation de chevalerie et d’hospitalité, seraient, comme sa dame, conquis par tant de galanterie. Et en cela, il ne se trompait point. Si, dans ce demi-siècle ou presque que dura le règne de notre bon et inutile monarque Philippe IV, mal nommé le Grand, les gestes de chevalerie et d’hospitalité, la messe aux jours de repos et les promenades avec l’épée bien roide et le ventre bien creux avaient pu remplir les caisses ou permis de nourrir nos armées en Flandre, moi, le capitaine Alatriste, les Espagnols en général et la pauvre Espagne tout entière nous aurions tous connu un autre sort. On a donné le nom de Siècle d’or à cette époque infâme. Mais le fait est que nous qui l’avons vécue et en avons souffert, d’or n’avons vu miette, et d’argent, à peine. Sacrifices stériles, glorieuses déroutes, corruption éhontée, gueuserie et misère, oui nous en eûmes tout notre soûl. Mais aujourd’hui on regarde un tableau de Diego Velázquez, on entend quelques vers de Lope de Vega ou de Calderón, on lit un sonnet de Don Francisco de Quevedo, et l’on se dit que tous ces sacrifices valurent peut-être la peine.
Revenons à nos moutons. Je vous racontais que la nouvelle de l’aventure se répandit comme une traînée de poudre, gagnant le cœur de tous les Madrilènes, même si l’arrivée inopinée de l’héritier de la couronne britannique, comme on le sut plus tard, fit au roi et au comte d’Olivares l’effet d’un coup de pistolet entre les deux yeux. On sauvegarda les apparences, bien entendu. On multiplia témoignages de bienvenue et compliments. Pas un mot de l’escarmouche dans la ruelle. Diego Alatriste apprit ce qui s’était passé quand le comte de Guadalmedina rentra chez lui, tard dans la matinée, heureux d’avoir escorté sans encombre les deux jeunes gens et de s’être attaché leur gratitude ainsi que celle de l’ambassadeur d’Angleterre. Après les échanges de politesses de rigueur dans la Maison aux sept cheminées, Guadalmedina avait été mandé de toute urgence à l’Alcázar où il avait fait part de l’incident au roi et au Premier ministre. Ayant donné sa parole, le comte ne pouvait révéler les détails du guet-apens.
Sans encourir le mécontentement royal ni manquer à sa parole de gentilhomme, Álvaro de la Marca sut cependant donner quelques informations sans importance et, entre gestes, sous-entendus et silences, fit si bien que le roi comme son ministre comprirent, horrifiés, que les deux imprudents voyageurs avaient bien failli passer de vie à trépas dans une ruelle obscure de Madrid.
L’explication, ou du moins certaines des clefs qui permirent à Diego Alatriste de se faire une idée de qui jouait cette partie, lui vint de la bouche de Guadalmedina qui, après avoir passé la moitié de la matinée en allées et venues entre la Maison aux sept cheminées et le Palais royal, apporta des nouvelles fraîches, quoique peu rassurantes pour le capitaine.
— En réalité, l’affaire est simple, résuma le comte. L’Angleterre fait pression depuis longtemps pour qu’on célèbre ce mariage. Mais Olivares et le Conseil qui est placé sous son influence ne sont pas pressés. Qu’une infante de Castille épouse un prince anglican leur semble sentir le soufre… À dix-huit ans, le roi est trop jeune et, en ceci comme dans tout le reste, il se laisse guider par Olivares. En fait, les membres du cercle privé pensent que le ministre n’a pas l’intention de donner son aval aux épousailles, sauf si le prince de Galles se convertit au catholicisme. C’est pour cette raison qu’Olivares fait traîner les choses et que le jeune Charles a décidé de prendre le taureau par les cornes et de nous mettre devant le fait accompli.
Assis à la table recouverte de velours vert, Álvaro de la Marca prenait une collation. La matinée était déjà bien avancée. Les deux hommes se trouvaient de nouveau dans la pièce où, la veille au soir, le comte avait reçu Diego Alatriste. L’aristocrate mangeait avec grand appétit des beignets de poulet arrosés d’une demi-pinte de vin servi dans un carafon d’argent : son succès diplomatique et social dans cette affaire lui avait aiguisé l’appétit. Il avait invité Alatriste à s’asseoir à sa table, mais celui-ci s’y était refusé. Debout contre le mur, il regardait son protecteur manger. Il avait posé sa cape, son épée et son chapeau sur une chaise voisine et son visage mal rasé portait les traces d’une nuit blanche.
— Qui Votre Grâce pense-t-elle que ce mariage dérange le plus ?
Guadalmedina le regarda entre deux bouchées.
— Ouf. Bien des gens – il déposa son beignet sur son assiette et se mit à compter sur ses doigts luisant de graisse. En Espagne, l’Église et l’Inquisition sont absolument contre. À cela, il faut ajouter le pape, la France, la Savoie et Venise qui sont prêts à tout pour empêcher une alliance entre l’Angleterre et l’Espagne… Imagines-tu ce qui serait arrivé si tu avais tué le prince et Buckingham hier soir ?
— La guerre avec l’Angleterre, je suppose. Le comte se remit à manger.
— Tu supposes bien, fit-il, la mine sombre. Pour le moment, tout le monde est d’accord pour garder le silence. Le prince de Galles et Buckingham soutiennent qu’ils ont été attaqués par de vulgaires malandrins. Le roi et Olivares ont fait comme s’ils les croyaient. Ensuite, dans le privé, le roi a demandé à son conseiller de faire enquête et celui-ci lui a promis de s’en occuper – Guadalmedina s’arrêta pour boire un long trait de vin, puis s’essuya la moustache et la barbe avec une énorme serviette blanche que l’empois faisait craquer… Connaissant Olivares, je suis convaincu qu’il a pu monter le coup, mais je ne le crois pas capable d’être allé aussi loin. La trêve avec la Hollande ne tient plus que par un fil et il serait absurde de détourner nos forces pour une entreprise inutile contre l’Angleterre…
Le comte avala ce qui restait de son beignet en regardant distraitement la tapisserie flamande qui pendait au mur derrière son interlocuteur : des chevaliers assiégeant un château et des soldats enturbannés qui leur lançaient des flèches et des pierres du haut des créneaux, l’air féroce. Il y avait plus de trente ans qu’elle était là, depuis que le vieux général Don Fernando de la Marca s’en était emparé durant le dernier sac d’Anvers, à l’époque glorieuse du grand roi Philippe II. Et maintenant, son fils Álvaro mastiquait lentement devant elle, songeur. Puis il tourna les yeux vers Diego Alatriste.
— Ces hommes masqués qui ont loué tes services peuvent être des agents payés par Venise, la Savoie, la France ou d’autres. Va donc savoir. Es-tu sûr qu’ils étaient espagnols ?
— Comme Votre Grâce et moi-même. Et il s’agissait de gens de qualité.
— Ne te fie pas à la qualité. Ici, tout le monde prétend la même chose : celui-ci est vieux chrétien, celui-là hidalgo ou gentilhomme. Hier, j’ai dû me défaire de mon barbier qui voulait me raser avec son épée à la ceinture. Même les laquais portent la leur. Et comme le travail est le début du déshonneur, plus personne ne fait rien.
— Ceux dont je parle étaient vraiment des gens de qualité. Et ils étaient espagnols.
— Bon. Espagnols ou pas, le résultat est le même. Les étrangers peuvent bien acheter ici qui bon leur semble… – l’aristocrate eut un petit rire amer. Dans cette Espagne autrichienne, mon cher, avec de l’or on peut acheter aussi bien le noble que le vilain. Tout est à vendre, sauf l’honneur national. Et même lui, on le trafique en douce à la première occasion. Pour le reste, que veux-tu que je te dise. Notre conscience… – il lança un regard au capitaine par-dessus le carafon d’argent. Nos épées…
— Ou nos âmes, fit Alatriste.
Guadalmedina but une gorgée sans le quitter des yeux.
— Oui. Tes hommes masqués peuvent tout aussi bien être à la solde de notre bon pontife Grégoire XV. Le Saint-Père ne peut pas souffrir les Espagnols.
Aucun feu ne brûlait dans la grande cheminée de pierre et de marbre. Le soleil qui entrait par les fenêtres était à peine tiède. Mais à cette seule mention de l’Église, Diego Alatriste eut l’impression d’avoir trop chaud. L’image sinistre du père Emilio Bocanegra traversa de nouveau sa mémoire, comme un spectre. Il avait passé la nuit à la voir se profiler sur le plafond noir de sa chambre, entre les ombres des arbres derrière la fenêtre, dans la pénombre du corridor. Et la lumière du jour ne suffisait pas à la faire s’évanouir. Les paroles de Guadalmedina l’avaient fait renaître, comme un mauvais présage.
— Qui qu’ils soient – continuait le comte –, leur objectif est clair : empêcher le mariage, donner une terrible leçon à l’Angleterre et faire éclater la guerre entre les deux nations. Et toi, tu as tout mis par terre en changeant d’idée. Tu es vraiment passé maître dans l’art de te faire des ennemis. À ta place, je ferais attention à ma peau. Le problème, c’est que je ne peux te protéger davantage. Si tu restais ici, je me trouverais compromis. À ta place, je ferais un long voyage, très loin… Et quoi que tu saches, n’en parle à personne, même pas dans le secret du confessionnal. Si un prêtre l’apprend, il jettera sa soutane aux orties, vendra ton secret, et sa fortune sera faite.
— Et l’Anglais ?… Est-il en sécurité ?
Guadalmedina lui en donna l’assurance. Maintenant que toute l’Europe était au courant de sa présence à Madrid, l’Anglais était autant à l’abri que dans sa maudite Tour de Londres. Olivares et le roi pouvaient multiplier les atermoiements et les démonstrations d’affection, lui faire promesse après promesse jusqu’à ce qu’il se lasse, jamais ils ne laisseraient qu’on attentât à sa vie.
— De plus, continua le comte, Olivares est malin et il sait improviser. Il change facilement d’idée, et le roi avec lui. Sais-tu ce qu’il a dit ce matin au prince de Galles, devant moi ?… Que s’il n’obtenait pas de dispense de Rome et ne pouvait lui donner l’infante comme épouse, il la lui donnerait comme maîtresse… Cet Olivares est vraiment incroyable ! Un fils à putain malgré tous ses grands airs, habile et dangereux, plus rusé qu’un renard. Et Charles est content, car il est sûr de tenir Maria dans ses bras.
— Sait-on ce qu’elle pense ?
— Elle a vingt ans, alors tu peux imaginer. Elle se laisse désirer. Qu’un hérétique de sang royal, jeune et joli garçon, soit capable de ce qu’il a fait pour elle la repousse et la fascine en même temps.
Mais c’est une infante de Castille et le protocole passe avant tout. Je doute qu’on les laisse roucouler seul à seul le temps de dire un Ave Maria… Justement, il m’est venu le début d’un sonnet alors que je rentrais ici :
Le prince de Galles vint ici galamment en quête d’infante, de noce et de thalame. Or il ne savait, ce léopard, que la flamme ne couronne point l’audacieux, mais le patient.
— … Qu’en penses-tu ?
Álvaro de la Marca regardait d’un air interrogateur Alatriste qui souriait légèrement, amusé et prudent, préférant ne pas donner son opinion. Pardieu, je ne suis pas Lope de Vega, j’en conviens. Et j’imagine que ton ami Quevedo y trouverait beaucoup à redire. Mais venant de moi, je ne suis pas trop mécontent… Si tu vois ces vers circuler sur des feuilles anonymes, au moins tu sauras de qui ils sont – le comte vida ce qu’il restait de vin et se leva en jetant sa serviette sur la table. Revenons à des choses plus sérieuses. Il est clair qu’une alliance avec l’Angleterre nous serait profitable dans nos démêlés avec la France qui, après les protestants, et je dirais même avant eux, est notre principale menace en Europe. Peut-être le roi et Olivares finiront-ils par changer d’avis et autoriseront-ils le mariage. Mais, si j’en crois ce qu’ils m’ont confié dans le secret de leur cabinet, j’en serais fort surpris.
Il fit quelques pas dans la pièce, regarda une fois de plus la tapisserie volée par son père à Anvers, puis s’arrêta, songeur, devant la fenêtre.
— De toute façon, reprit-il, frapper de nuit un voyageur anonyme qui officiellement ne se trouvait pas ici était une chose. Attenter aujourd’hui à la vie du petit-fils de Marie Stuart, hôte du roi d’Espagne et futur monarque d’Angleterre, en est une autre bien différente. Le moment n’est plus propice. Pour cette raison, je m’imagine que tes hommes masqués sont furieux et qu’ils réclament vengeance. Et il ne leur conviendrait pas que des témoins puissent parler. Or, la meilleure manière de réduire un témoin au silence est encore de le transformer en cadavre… – il regardait fixement son interlocuteur. Comprends-tu la situation ? Tant mieux. Et maintenant, capitaine Alatriste, je t’ai consacré trop de temps. J’ai à faire. Par exemple terminer mon sonnet. Alors, débrouille-toi et que Dieu te protège.
Tout Madrid était en fête, et la curiosité populaire avait transformé les abords de la Maison aux sept cheminées en un pittoresque rassemblement de foule. Des groupes de curieux remontaient la rue d’Alcalá jusqu’à l’église des carmes déchaussés où ils se pressaient devant l’hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre. Quelques alguazils tenaient mollement à l’écart la foule qui applaudissait au passage tous les carrosses qui entraient ou sortaient du palais. On réclamait à grands cris que le prince de Galles sortît saluer. Et quand, vers le milieu de la matinée, un jeune homme blond apparut un instant à une fenêtre, il fut accueilli par une ovation tonitruante à laquelle il répondit d’un geste de la main, si affable qu’il conquit immédiatement le cœur de la populace rassemblée dans la rue. Généreux, aimable, accueillant avec ceux qui savaient toucher son cœur, le peuple madrilène dispensa à l’héritier du trône d’Angleterre, pendant les mois qu’il passa à la cour, des marques toujours identiques d’affection et de bienveillance. L’histoire de notre malheureuse Espagne eût été bien différente si l’élan du peuple, souvent généreux, l’avait emporté sur l’aride raison d’État, l’égoïsme, la vénalité et l’incompétence de nos hommes politiques, de nos nobles et de nos monarques. Le chroniqueur anonyme le fait dire à ce même peuple dans le vieux Romancero du Cid, et qui ne se souviendrait de ces mots à considérer la triste histoire de nos gens qui toujours donnèrent le meilleur d’eux-mêmes, leur candeur, leur argent, leur travail et leur sang, et furent si mal payés de retour : « Quel bon vassal ferait-il si bon seigneur il avait. »
Bref, tout Madrid vint ce matin-là fêter le prince de Galles, et j’y fus moi-même en compagnie de Caridad la Lebrijana qui n’aurait pour rien au monde voulu manquer le spectacle. Je ne sais plus si je vous ai déjà raconté que Caridad avait à l’époque trente ou trente-cinq ans. C’était une Andalouse belle et vulgaire, brune, encore appétissante et fougueuse, avec de grands yeux noirs et vifs, une poitrine opulente. Elle avait joué la comédie pendant cinq ou six ans, puis avait putassé à peu près autant de temps dans une maison de la rue Huertas. Lassée de cette vie, ses premières rides venues, elle avait acheté avec ses économies la Taverne du Turc dont elle vivait à présent plus ou moins décemment. J’ajouterai encore, sans trahir aucun secret, que Caridad la Lebrijana était amoureuse jusqu’au fond de l’âme de mon maître Diego Alatriste et qu’à ce titre elle lui faisait crédit du manger et du boire. Que le logement du capitaine communiquât par la cour avec la porte de derrière de la taverne et la demeure de Caridad n’était pas étranger au fait qu’ils partageaient la même couche avec une certaine fréquence. À dire vrai, le capitaine se montra toujours discret en ma présence, mais quand on vit avec quelqu’un, on finit par remarquer certaines choses. Et moi, quoique bien jeune et à peine sorti de mon Onate natal, je n’avais rien d’un niais.
Je disais donc que j’accompagnai Caridad ce jour-là jusqu’à l’hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre, où nous nous perdîmes dans la foule qui acclamait le prince de Galles, entre oisifs et gens de toutes conditions attirés par la curiosité. La rue était devenue encore plus bruyante et animée que le parvis de San Felipe. Les marchands vendaient leurs rafraîchissements, leurs pâtés et leurs conserves, on improvisait des tavernes où l’on se restaurait debout pour quelques pièces de monnaie, les mendiants parcouraient la foule, des groupes de suivantes, d’écuyers et de pages se faisaient et se défaisaient, toutes sortes d’épices et d’inventions fabuleuses circulaient de main en main, on se racontait les dernières nouvelles et rumeurs venues du palais. Chacun louait la persévérance et l’audace chevaleresque du jeune prince dont toutes les langues, particulièrement celles des femmes, vantaient l’élégance et l’attrait, le raffinement des habits, comme ceux de Buckingham. Et c’est ainsi, dans le tohu-bohu le plus complet, à l’espagnole, que passa la matinée.
— Il est bien fait ! dit Caridad la Lebrijana quand nous vîmes le présumé prince apparaître à la fenêtre. La taille fine et de la grâce… Notre infante et lui feraient un bien beau couple !
Elle essuya ses larmes avec les pointes de son fichu. Comme la majeure partie du public féminin, elle était du côté de l’amoureux. L’audace de son geste avait gagné le cœur des femmes et toutes considéraient la chose faite.
— Dommage que le mignon soit hérétique. Mais tout s’arrangera avec un bon confesseur et un baptême – dans son ignorance, la brave femme croyait que les anglicans étaient comme les Turcs et que personne ne les baptisait… Cette princesse-là vaut bien une messe !
Elle riait, secouant son opulente poitrine qui me fascinait et qui, d’une certaine manière – à l’époque, je n’aurais pu me l’expliquer –, me rappelait celle de ma mère. Je me souviens parfaitement de la sensation que provoquait en moi le décolleté de Caridad la Lebrijana quand elle se penchait pour servir à table et que sa blouse se tendait sous le poids de ces deux globes, grands, bruns et remplis de mystère. Je me demandais souvent ce que le capitaine en faisait lorsqu’il m’envoyait faire des courses ou jouer dans la rue pour rester seul avec elle. Et moi, tandis que je descendais l’escalier, j’entendais Caridad rire là-haut, d’un rire fort et joyeux.
Nous étions donc là, applaudissant avec enthousiasme toutes les silhouettes qui apparaissaient aux fenêtres quand le capitaine Alatriste nous rejoignit. Ce n’était pas, tant s’en faut, la première fois qu’il passait la nuit dehors et j’avais dormi comme un loir, sans aucune inquiétude. Mais quand je le vis devant la Maison aux sept cheminées, je devinai qu’il était arrivé quelque chose. Il avait son chapeau bien enfoncé sur la tête, sa cape jetée autour du cou, les joues mal rasées malgré l’heure, lui le vieux soldat discipliné, toujours si digne dans son apparence. Ses yeux clairs semblaient aussi fatigués et méfiants. Il marchait dans la foule avec l’allure de quelqu’un qui s’attend à recevoir un mauvais coup d’un instant à l’autre. Nous échangeâmes quelques mots et il parut se détendre un peu quand je lui donnai l’assurance que personne n’était venu pour lui, ni dans la nuit ni dans la matinée. Caridad le lui confirma pour ce qui concernait la taverne : ni inconnus ni questions indiscrètes. Alors que je m’étais un peu éloigné, j’entendis Caridad lui demander à voix basse dans quel guêpier il s’était encore fourré. Je me retournai pour les regarder à la dérobée, mais Diego Alatriste se contenta de garder le silence, les yeux fixés sur les fenêtres de l’ambassadeur d’Angleterre.
Il y avait aussi parmi les badauds des gens de qualité en chaise à porteurs ou en voiture, et deux ou trois carrosses dont les rideaux s’écartaient sous la main des dames et de leurs duègnes. Les vendeurs ambulants s’approchaient pour leur offrir rafraîchissements et friandises. En regardant autour de moi, il me sembla reconnaître une voiture : tirée par deux bonnes mules, elle était de couleur sombre, sans armoiries sur la portière. Le cocher bavardait avec un groupe de curieux, de sorte que je pus m’approcher jusqu’au marchepied sans être importuné. Et là, à la portière, un regard bleu et des boucles blondes suffirent pour me donner la certitude que mon cœur, qui battait si follement dans ma poitrine, ne m’avait pas trompé.
— Je suis votre serviteur, dis-je en me donnant beaucoup de mal pour assurer ma voix.
Angélica d’Alquézar était si jeune à l’époque que j’ignore comment elle put sourire ainsi, ce matin-là, devant la Maison aux sept cheminées. Ce qui est sûr, c’est qu’elle esquissa un sourire lent, très lent, un sourire de dédain en même temps que de sagesse infinie. Un de ces sourires qu’aucune petite fille n’a encore eu le temps d’apprendre, mais qui vient seul et où se reflètent toute la lucidité et la sagacité dont seules les femmes sont capables, fruit de siècles et de siècles passés à voir silencieusement les hommes commettre toutes leurs stupidités. J’étais alors trop jeune pour savoir à quel point les hommes peuvent être sots et ce qui se peut apprendre dans les yeux et le sourire des femmes. Bien des malheurs de ma vie adulte m’auraient été épargnés si j’avais consacré plus de temps à observer le regard des femmes. On devrait tirer leçon de ses erreurs mais, quand on les comprend enfin, il est souvent trop tard.
Toujours est-il que la petite fille blonde, aux yeux aussi clairs que le ciel de Madrid par une glaciale journée d’hiver, sourit en me reconnaissant. Elle se pencha à peine vers moi dans un froissement de soie et posa une main blanche et délicate sur l’encadrement de la portière. J’étais à côté du marchepied de la voiture de ma jeune dame et l’euphorie de cette matinée, ajoutée à la tournure romanesque des événements auxquels nous assistions, enflammèrent mon audace. Je tirais aussi un peu d’aplomb du fait que ce jour-là je n’étais point trop mal vêtu, d’un pourpoint marron foncé et de vieilles culottes du capitaine Alatriste que le fil et l’aiguille de Caridad la Lebrijana avaient mis à ma taille, les faisant paraître comme neuves.
— Cette fois-ci, il n’y a pas de boue dans la rue, dit-elle, et sa voix me fit tressaillir au plus profond de moi-même.
Ce ton tranquille et séducteur n’avait rien d’enfantin. Il était même presque un peu grave pour son âge. Certaines dames en usaient parfois pour s’adresser à leurs galants lors des spectacles qu’on donnait sur les places et à la comédie. Pourtant, Angélica d’Alquézar – dont j’ignorais encore le nom – n’était pas une actrice mais une petite fille. Personne ne lui avait appris à feindre cette sorte de sombre écho, cette manière de prononcer les mots d’une façon qui vous faisait vous sentir un homme et, plus encore, le seul qui existât.
— Il n’y a pas de boue, répétai-je, sans trop savoir ce que je disais. Et je le regrette, car j’en suis empêché de peut-être vous servir de nouveau.
Sur ce, je pressai ma main sur mon cœur. Vous reconnaîtrez que je m’en tirai plutôt bien et que ma réponse galante, accompagnée de mon geste, furent à la hauteur autant de la dame que des circonstances. Ce qui dut être le cas, car au lieu de se désintéresser de moi, elle m’adressa un autre sourire. Et je me crus alors le jeune garçon le plus heureux, le plus élégant et le plus noble du monde.
— C’est le page dont je vous ai parlé, dit-elle alors en s’adressant à quelqu’un qui était assis à côté d’elle mais que je ne pouvais voir. Il s’appelle Iňigo et il habite rue de l’Arquebuse – elle s’était tournée vers moi qui la regardais bouche bée, fasciné qu’elle pût se souvenir de mon nom. Page d’un capitaine, n’est-ce pas ?… Un certain capitaine Batiste ou Eltriste. Il y eut un mouvement dans la pénombre de la voiture. Derrière la fillette apparurent d’abord une main aux ongles en deuil, puis un bras vêtu de noir qui s’appuya sur l’encadrement de la portière. Suivirent une cape, noire elle aussi, et un pourpoint portant l’insigne rouge de l’ordre de Calatrava et enfin, au-dessus d’une petite collerette mal empesée, le visage d’un homme de quarante ou cinquante ans, la tête ronde, le cheveu rare et vilain, terne et gris comme sa moustache et sa barbiche. Malgré ses vêtements solennels, tout en lui produisait une sensation indéfinissable de vile vulgarité : les traits ordinaires et antipathiques, le cou épais, le nez un peu rouge, la malpropreté des mains, la manière dont il penchait la tête de côté et surtout ce regard arrogant et fourbe de nouveau riche, influent et puissant. Je fus incommodé de savoir que cet individu partageait une voiture, et peut-être des liens de sang, avec ma bien-aimée si jeune et si blonde. Mais le plus inquiétant fut l’étrange lueur qui brilla dans ses yeux, l’expression de haine et de colère que j’y vis apparaître quand la petite fille prononça le nom du capitaine Alatriste.